Autoportrait en hurluberlu

« L’anecdote l’anecdote c’est
L’anecdote qui nous tue »
Louis Aragon, Les Poètes

Un petit rien, un matin d’octobre, dont déjà on ne sait plus trop ce qu’il fut. La voiture, on en a tant besoin – croit-on – pour se rendre au travail, la voiture a droit à sa révision. Celle des trente-mille. Faudrait pas plaisanter avec ça. On ne l’a pas encore déposée, la voiture, que déjà on l’appréhende, la facture. Elle sera sévère, c’est sûr.

Il est matin, la lumière est belle, le jour se lève. Sans savoir pourquoi, après un café, noir et serré, on prend l’appareil photo avec soi. On se dit que comme ça, au retour, traverser toute la ville à pied, pour rentrer chez soi, ce sera bien moins désagréable. De toute façon, il traînait là, près de l’entrée, tout prêt, batterie chargée. Tant mieux, dehors, le froid est déjà là. Ça « pince » même un peu. On met le contact, puis l’on se rend aux lisières de la ville, dans les marges rien moins qu’éthérées où nichent et poussent les concessions. Pour mieux encaisser le choc, on écoute France-Musique, très fort.

On coupe le contact, on dépose les clés, on signe d’une main incertaine et craintive l’ordre de réparation; le double, on l’emportera. Pour mieux le méditer. On sort de là un peu rasséréné, du moins pour quelques heures. Bien trop brèves. La navette qui ramène les clients matutinaux, évidemment, il y a beau temps qu’elle est partie.

Il est toujours tôt, la lumière est toujours très belle, et on remonte péniblement à pied, l’odieuse Nationale 4, dans ses derniers kilomètres. Ils s’encombrent, progressivement mais sûrement, de tous ces gens qui y vont, eux, au travail. En voiture. Intérieurement, on sourit. On a beau respirer leurs vapeurs d’échappement, aujourd’hui, on n’y va pas, au turbin. C’est relâche. On a l’art de la fugue que l’on peut.On regarde de tout ses yeux, et pas seulement les autres, avec un sourire mauvais, mais cette lumière, qu’on n’en revient pas de voir ici.

Tant pis, on finit par s’y laisser prendre, après tout, et on quitte le chemin le plus court, le plus efficace. On flâne, on musarde, on prend des clichés. On se laisse emporter. Où ? On n’en sait rien. Mais rien de rien. Les lieux innommables qui là, ce matin, prennent soudain vie, d’habitude, quand on les traverse, on a les yeux comme fermés, on est en voiture, on va travailler et on écoute France-Musique très fort.

Quand on rentre chez soi, trois heures plus tard, on aura parcouru plus du double de la distance « nécessaire et suffisante », on sera bien un peu fatigué, parce qu’on aura aussi tenu à faire un saut au centre, là où la librairie préférée n’était pas encore ouverte. On avait mal retenu l’heure, c’était couru d’avance.

Peu importe, ce qu’on en emporte, c’est une petite centaine d’images; l’écran nous confirme qu’elles sont bel et bien là. On les visionne. Toutes. Certaines, on ira même les faire agrandir.

On se remet à lire. Pour de vrai, pas pour rire. Et non, pas la facture, elle est encore au garage, comme la voiture. Ce sont les Carnets de Notes, de Pierre Bergounioux. On le découvre tardivement, à grands renforts de livres, les siens, et on va chercher des tuyaux sur remue.net . Et on en a grand besoin. Parce que dans quelques semaines, il sera là, chez les amis libraires du Quai des Brumes, au centre-ville. Et au bout de ces quelques jours, moi, qui ne sait rien de rien, je devrai lui donner non la réplique, mais les questions. On appelle cela un entretien. Ce sera un vendredi soir. Il viendra de Paris en train, et moi de Sélestat, où je travaille, en voiture. Il y aura grève ce jour-là. Que de tracas.

Tous les deux, finalement, nous serons très en avance. Francis nous isolera, puis nous oubliera bien un peu, là-bas, au fond de la librairie. Bien calfeutrés, nous y parlerons de Montaigne, beaucoup, de notre métier, un peu. Puis ce sera l’heure. On vient nous chercher. Sans trac pour Pierre, tant pis, cette fois aussi, j’en aurai bien assez pour deux. Cahin-caha d’abord, l’entretien s’est bien déroulé, il n’a rien d’un débutant, Pierre Bergounioux, pas comme moi. Fin de soirée, après un restaurant, nous le raccompagnons à son hôtel. Il s’étonne, Pierre, de la hauteur écrasante de la cathédrale. Et de sa flèche unique. Hugo ne la désignait que comme le « Münster », dans le Rhin. La Cathédrale. Il exagérait bien un peu. Lui avais-je dit cela?

La routine a repris ses droits. Écrasants. Jours, semaines et mois se sont accumulés, enfuis, enfouis. Oubliés. Les tracas eux aussi, c’est toujours ça. Pour mieux leur échapper, un jour de juillet, on lira sur Tiers-Livre que François Bon ouvre un atelier d’écriture. On lui écrit, pour s’y inscrire. Il accepte. On envoie des photos, dont celles d’octobre, mais peu. Il est à New-York, mais il répond. On en renvoie d’autres. Il écrit: « Et un peu d’écriture avec? », et signe F. On panique. Les tracas! On explique que l’écriture s’est bloquée loin, et c’est vrai, on envoie quelques vieilles mauvaises pages, un peu par mauvaise conscience; on feint de ne pas comprendre. On prend son vélo, son appareil photo tout prêt, accumulateur chargé, et c’est tant mieux, parce que dehors, il fait déjà chaud.

On pédale, on s’arrête, on regarde, on photographie. Quand on rentre chez soi, trois heures plus tard, on visionne à l’écran. On voit là un port aux pétroles, un bureau de poste 1900, très stylé, au milieu des darses, des cuves gigantesques dont on ignore jusqu’au nom, des trains de marchandises à l’arrêt, des citernes en procession, une écluse, un pont ferroviaire tournant. On n’avait plus mis les pieds par là depuis l’enfance. Comme un éclat de rire, par-dessus tout cela, on voit surtout qu’il y a le « Münster ».

On comprend soudain qu’à sa manière, depuis des mois, on photographie aussi des radiales-villes. En bon Monsieur Jourdain, on n’en fait rien.

Et maintenant qu’il est tard, qu’on termine à grand’peine ce texte, qu’on va se mettre à le taper, pour le décanter, on compte beaucoup sur François, qu’on ne connait pas, pour nous tirer de ce mauvais pas. Et c’est décidé, pour me faire pardonner, j’enverrai deux ou trois photographies. Aussi.


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