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Vases communicants: Aedificavit / Gammaphalbets, et l’inverse.Deux regards sur Cordouan.

 

Il est à présent bien établi que nous avons accordé notre préférence au seul monde actuel, une préférence indéfectible — nous sommes restés dans le flot canalisé des passagers, nous tenions à la main notre ticket pour les trajets du jour, dans la lumière pâle de l’hiver, nous avions dévalé des escaliers, remonté d’autres pentes, mécaniquement articulées, tenu la main courante, comme tous les autres, même sac, même courbure du dos, mêmes épaules un peu fatiguées.

 

Nous attendons au guichet, retenus dernière la ligne jaune tracée à la pointe de nos chaussures dont la semelle bientôt s’ouvrira, nous les regardons pour éviter les yeux des autres, derrière une ligne confidentielle (dont il n’es pas absurde de se demander quel monde secret elle ouvrirait si nous la franchissions), de l’autre côté une vieille femme hésite entre le train de 10h28 et celui de 10h53, courbée de toute sa fatigue sur le guichet, enfin nous avançons d’un pas anxieux, achetons contre espèces trébuchantes, un billet pour un ailleurs, laissons le temps passer sur nous, le train passer sur le paysage, dans lequel ne nous distraira presque rien, le monde extérieur réduit à une image en deux dimensions glisse sur la fenêtre sur laquelle les fronts parfois s’appuient —

Et le départ parfois ….

 

Il est bien établi que nous savons à quelle place nous asseoir. Et que nous reviendrons. Nous sommes munis de tous les numéros, de train, de carte bleue, de wagon, de place. Et disposons maintenant du code qu’il nous fallait.

 

Une fois que nous avons convenu de ces conditions strictes, une fois que le guichetier s’est assuré que nous disposions, sur notre compte bancaire, de la somme nécessaire à l’obtention du billet aller-retour, il a suffi d’attendre, en bougeant le moins possible, en déplaçant le moins possibles les lignes; il y a alors, dans les brumes de l’hiver, un trait vertical dressé sur l’océan, une exclamation, dépassant toutes les vagues et toutes les gerbes d’écume qui l’affrontent depuis des siècles et même tous les courants les plus complexes de l’eau du fleuve mêlée à celle de l’océan, ne l’ont pas déplacé. Une chaussée de pierres si ajustées que rien n’a pu depuis des siècles les disjoindre conduit au phare. La roche s’est couverte d’algues, les algues s’enchevêtrent aux coquilles d’animaux marins, et les odeurs aquatiques et salées que le vent soulève nous parviennent par bouffées. Un escalier s’enroule, souligné d’une corde de chanvre que tiennent des clous de laiton parfaitement brillants, parfaitement alignés, dans le vide indécelé du phare.

 

Alors, au creux de lui, il est possible de regarder l’océan à la verticale de son déferlement.

 

Un court instant, arrêté devant cette fenêtre fermée, cligner des yeux sous la vivacité de la lumière, même en hiver, regarder au travers de notre appareil photo, ce que nous voudrions saisir et qui échappe encore, se projeter dans un monde que nous atteignons par la seule force de notre regard béant. Devant cette fenêtre fermée (pourtant elle indique la possibilité de l’espace), les certitudes se déplacent asympotiquement à cette verticale que nous n’épuisons pas. Une bande de sable dessine à marée basse des circonvolutions, pour nous qui ne disposons pas du chiffre approprié, impénétrables, elle mène notre regard selon ses courbes imprécises. Il serait donc possible que s’ouvre un instant un monde lui-même possible … accessibilité rêvée à cet ailleurs… dans lequel les algues vertes enlaceraient nos chevilles de leurs douceurs lancinantes, dans lequel les embruns viendraient jusqu’à nous et les oiseaux marins parfois reposeraient leur fatigue sur ce rebord, à la verticale du monde…

 

Puis nous repartons prendre le train de 19h23.

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Isabelle Pariente-Butterlin, qui tient le blog Aedificavit écrit à ma place ici, comme je le fais  là-bas.

Le projet et le principe des Vases Communicants sont décrits  ici.