Des siècles, cela fait des siècles que je veille .
Ignoré de tous.
Nos concepteurs le voulurent ainsi, il fallait n’apparaitre qu’éléments du décor, figures pittoresques ou grotesques, gothiques pour tout dire, bonnes à ébahir les badauds qui passent en contrebas.
On nous avait faits fidèles par-dessus tout à notre tâche, la fin nous en échappait pourtant bien un peu.
Pour tout dire, nous étions issus du mythe, l’improbable rencontre entre Albert le Grand et l’architecte secret, -exista-t-il seulement- Erwin von Steinbach. L’homme du « Ruisseau de pierre ». Cela ne s’invente pas. A eux deux, ils nous chargèrent de veiller aux plus hautes destinées, celles de l’Univers Infini qui nous portait.
On m’avait délégué aux astres, à leurs cycles, de ceux quotidiens jusqu’aux plus extrêmes : tous, ils dépendaient de la vigilance que je saurai donner à mon regard. L’inattention m’était interdite, sous peine des pires cataclysmes stellaires. Lorsque par mégarde je cligne d’un œil, une comète tombe. Je la pleure, les fleuves débordent. Bâle fut ainsi détruite, en 1356. Le tremblement de terre ne fut que l’éternuement de l’un de mes congénères: par ma faute, il s’était enrhumé.
Nous sommes une myriade, nous devons faire attention.
Je vis passer Goethe, et Hugo, et combien d’autres encore, bien moins considérables; les puissants du jour qui se rendaient dans les palais en contrebas nous étaient indifférents. Bien trop fluets et ridicules, question d’échelle. On est comme on nait. Genius Albus et Genius Ater; nos maîtres préférèrent nous flanquer de l’Ange Daena(*), allez savoir pourquoi.
Si nous résistons ainsi au temps, c’est que de pierre sommes faits. Celle où nous fûmes façonnés porte étrange nom de Grès. Dans l’autre langue d’ici, cela se dit : « Sandstein », la pierre de sable. Nous sommes du temps, des sabliers coagulés.
Quand ne serons plus que fine poussière, -notre destin inéluctable est déjà scellé, disparaître ! – alors, qui, mais qui, pour veiller à l’Harmonie des Sphères , les plus hauts cycles de l’Univers ?
Ma propre disparition m’est indifférente, mais que j’ai de peur pour ceux qui vivront ce temps.
(*) pour les curieux: Giorgio Agamben, « Genius », in Profanations, p.18: qu’on me pardonne l’emprunt.