Archives de Catégorie: Y-a-t-il voix encore?

du peu – xxxvii

par    /   là   /    où   /    crevasse
le   /   relief   /   un   /    sens                                     [ forme   /   de   /   sens   /    quelque]
se   /   retrouve   /   un
pas   /  — une  /   béance.

[pas    /   —  aller   /   respire.]


Attentes / [Vases Communicants d’Avril, une variante]

Attentes

Des jours et des jours
qui avaient défilés gris
sans laisser de traces
le long des voies quotidiennes
on arpentait deux directions
l’une au matin
l’autre au soir
dans la ténèbre du sens
absent à tout cela
en-allé où
c’était temps qui s’écoulait
de l’un et l’autre côté du wagon
on avait beau le savoir
on ne le pouvait saisir
sauf le subterfuge
des lignes cahotées
au carnet
comme les voyageurs
un vrac de ce tout venant
dans les matins glacés
les aubes de neige
les nuits tôt venues
la phosphorescence du sombre.

La plaine semblait immense
autant que les peines
on lisait entre les lignes
on lisait entre les rides
plus profondes aux visages
plus nettes aux paysages
d’autant plus qu’enfermé de brume
l’immense
par-delà la terre
transperçait tout bien malgré soi
l’époque bégayait béante
d’où ce train
d’où ces baraques
d’où ces silos
d’où ces tombes chaque matin
que les soirs livraient
dans un ordre inverse
mais égale la question?

Aux gestes de grands arbres nus
extatiques dans la géométrie
ne répondaient que la mauvaise prose
celle des journaux
sans rythme
les gratuits du matin
les affiches en gare
qu’un scrupule mauvais
renouvelait
ou bien la fatigue
au soir
dans les annonces
les retards les hauts-parleurs
les téléphones
passagers
ces formes tassées
yeux clos
ou vains ou vides
visages accablés
sans même un murmure
de conversation

On regardait cela
en témoin
l’impossible fatras
que fait le quotidien
on regardait cela et on savait
qu’aucun virage ne se prendrait
jamais là
au vif de la vie
sauf accident
sauf aiguillages gelés
sauf câbles arrachés
pour arracher confuses paroles
on affrontait cela
un néant monotone
vivre fatigue
on dormait sa vie
aux bords d’un gouffre mouvant
comme un songe
apocalypse tranquille
mais sans nulle fin
chemin du sud au matin
chemin du nord au soir
pour toujours
la vie dans la vitesse autour
fausse
une mauvaise toupie
sans direction.

Quand revint la douceur
on reconnut la silhouette
étrange et familière
en son retour
passé l’hiver
un très vieil homme prenait l’air
sur le même banc qu’avant
il avait ce très exact repère
dans un monde sans lui

il tournait dos à la gare
qui opaque barrait l’orient
silhouettes y passaient encore
qui attendaient aussi
mais lui
ses yeux vers l’horizon d’ouest
se perdaient dans la nuit qui montait.


Avant-Dire [d’un projet en sommeil]

On lisait le mot « Guerre »
sur les dalles du granit
et des dates aussi
39-45 ou 14-18 ou d’autres
rythmes d’un leitmotiv
d’autres fois étaient même gravés
des noms de pays
plus lointains encore que les temps
évoqués
Indochine Algérie

Le chantier de ce mémorial
est interdit au public
bien que les monuments
soient biens publics
ils attirent peu désormais
on ne sait si c’est mieux
alors si en plus il y a
port du casque obligatoire
et entrée interdite
les badauds ne s’y presseront pas
dans les décombres
près de la colonne où
les sacs de ciment montent un mur avorton
en écho lointain aux parapets
faits de sacs de sable
quoi qu’il en soit vraiment
ce qui fut est là
tout entier sous les yeux
qu’il suffit d’ouvrir un peu
pour voir
cela vivace dans le flou
– un lointain incertain-

Places carrefours
villes villages hameaux
collines champs bois
chemins
combien et où sont-ils
ceux où se dressent telles
les stèles  de mémoriaux?

Des années durant
elles fournirent de l’ouvrage
aux ateliers de sculpteurs
on demandait l’ériger de
pierres levées
pierres totem
pierres taboues
pour tous ceux tombés
MORTS
sous bien souvent pis que
mitraille
obus
baïonnette
corps à corps
un poids d’horreur pure et sans nom
qu’on leur avait demandé de porter
dans les ordres aboyés
absurdes
comme s’ils n’en avaient pas eu assez
eux
qui sont là
ou n’y sont pas
d’avoir à la livrer la guerre

alors plus tard
taire tous les remords aux vivants
sceller les paroles des morts
sous un pur poids de pierre
immense
et les poncifs
pour porter les noms
pour porter les lieux
pour porter disparus
ceux qui n’étaient plus
ce qui n’était plus
dans un poids qui s’imprime
et s’impose
en impose
dans
les élucubrations
d’un orateur local
comme de l’horreur en somme
condensée là et muette
celle qu’on voit debout
finale à l’initiale sanglante

l’Histoire
avec sa grande hache
tout aussi bien
dans l’anecdote qui nous tue.


des pierres gravées

( photographie d'Hervé Jeanney )

Litanie nos noms
on ne les peut dire
litanie nos prénoms
Paul
litanie absurde nos morts
Léon
litanies nos souffrances
Gabriel
litanies toutes trop tôt venues
Édouard
abruptes agonies
Gaston
ruines scellées partout
Louis
sous d’immobiles petits blocs
Paul
dressés sombres et droits
Charles
visibles dans l’évidence
Jules
litanies que l’oubli efface
Jules
comme la voix la pierre s’éraille
Gaston
sous l’or trompeur des lettres
Louis
nos cadavres ne sont pas
Jules
et la pierre elle-même se défait
Charles
déjà qui les portait encore
Jules
litanie des lieux
Auguste
morts nos corps reposent
ou pas

qui sait?


Orner

(photographie d'Hervé Jeanney)

La couronne posée
sur la dalle de pierre
vive de ses couleurs
sa lumière mortelle
qui masque le mot guerre
-sois-en sûr- elle aussi
s’en ira à la terre
et toi tout autant
poussière d’irréel

comme les jours qui firent
notre exister entier.


Le jour les nuages

Le jour les nuagesgris II

les ombres qui tournent

dans la cour le jardin l’immeuble

temps impassible et variable

la lumière continuée ici

des reflets loin dans le mur

contre lequel on dit le jour

à très peu de mots.


Brisé

tout tourneBrisé le matin

demi-teintes du séjour

l’ici peu propice

au dire le voir

comme éteint la taie

de fatigue posée tôt

sur les yeux.


La fatigue noire face au mur tout le jour.


la table de travail

bureau travail couleurA la table seul

la vie autour fait ses bruits menus

dans l’appartement la cour  sur le boulevard

on les écoute au long du jour

dans la langueur

elle va jusqu’aux longueurs

plus qu’à son tour

quand vivre traine

/

puis

/

on a pris et papier et crayon

les mêmes objets toujours

qui rassurent la main

plus que le clavier

à force  ils n’y pèsent presque plus

/

L’obscurité soudaine qui tombe des nuages

ça gronde un peu  l’eau rage

la pluie cliquète alerte

les voitures chuintent au dehors

On ne sait pas

on a besoin -et pourquoi-

de tout ce fatras pour entrer en mémoire plus

lointaine

brusque

qui

exige parole.

On ne sait pas qui voudrait

parler

dire

pleurer

crier

venir

ou s’en aller ainsi

en paix

sur l’éclat clair du papier

sous la lampe.


Dict du Veilleur

Veilleur eternel éphémèreDes siècles, cela fait des siècles que je veille .

Ignoré de tous.

Nos concepteurs le voulurent ainsi, il fallait n’apparaitre qu’éléments du décor, figures pittoresques ou grotesques, gothiques pour tout dire, bonnes à ébahir les badauds qui passent en contrebas.

On nous avait faits fidèles par-dessus tout à notre tâche, la fin nous en échappait pourtant bien un peu.

Pour tout dire, nous étions issus du mythe, l’improbable rencontre entre Albert le Grand et l’architecte secret, -exista-t-il seulement- Erwin von Steinbach. L’homme du « Ruisseau de pierre ». Cela ne s’invente pas. A eux deux, ils nous chargèrent de veiller aux plus hautes destinées, celles de l’Univers Infini qui nous portait.

On m’avait délégué aux astres, à leurs cycles, de ceux quotidiens jusqu’aux plus extrêmes : tous, ils dépendaient de la vigilance que je saurai donner à mon regard. L’inattention m’était interdite, sous peine des pires cataclysmes stellaires. Lorsque par mégarde je cligne d’un œil, une comète tombe. Je la pleure, les fleuves débordent. Bâle fut ainsi détruite, en 1356. Le tremblement de terre ne fut que l’éternuement de l’un de mes congénères:  par ma faute, il s’était enrhumé.

Nous sommes une myriade, nous devons faire attention.

Je vis passer Goethe, et Hugo, et combien d’autres encore, bien moins considérables;  les puissants du jour qui se rendaient dans les palais en contrebas nous étaient indifférents. Bien trop fluets et ridicules, question d’échelle. On est comme on nait. Genius Albus et Genius Ater; nos maîtres préférèrent nous flanquer de l’Ange Daena(*), allez savoir pourquoi.

Si nous résistons ainsi au temps, c’est que de pierre sommes faits. Celle où nous fûmes façonnés porte étrange nom de Grès. Dans l’autre langue d’ici, cela se dit : « Sandstein », la pierre de sable. Nous sommes du temps, des sabliers coagulés.

Quand ne serons plus que fine poussière,  -notre destin inéluctable est déjà scellé, disparaître !  – alors, qui, mais qui,  pour veiller à l’Harmonie des Sphères , les plus hauts cycles de l’Univers ?

Ma propre disparition m’est indifférente, mais que j’ai de peur pour ceux qui vivront ce temps.

(*) pour les curieux: Giorgio Agamben, « Genius », in Profanations, p.18: qu’on me pardonne l’emprunt.