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Vases Communicants d’Octobre avec Abadôn de Michèle Dujardin.

attendre l’île

attendre l’île, du centre même, la recevoir : des lentes, des sourdes poussées du fond sur le noyau de peine, jusqu’au débord – et ruine, l’accueillir telle : entière  – désordre net, jailli du sel, du granit – pour être haut, interpeller le ciel, le vide – roc est vacance pleine, qui porte le monde – grain à grain, il use le temps, le désoeuvre – ni abri, ni muraille – l’île roule le corps de l’homme, marqué entièrement des trouées de sa bouche, de ses tranchants : elle allège par des saignées le poids de vivre – et sa pierre est aveugle, elle est chant et rien d’autre – inlassable, elle ouvre les solitudes en grand – toujours plus d’air, plus de souffle, pour ce qui fuit – le corps de l’homme est livré aux sirènes

île-langue, substance d’île : pâte d’un parler très ancien émancipé des bouches, courant dans la friche, dans la chair du pilote, de la sentinelle avancée – une foudre, une commotion – entre les côtes – un rapt sacré : jamais ne font retour l’identité, la connaissance

dans l’imprévisible des ciels, des mers brisées de pierres, l’incessant qui se réinvente – l’île-langue, l’air : à la jointure le vivant, sa patience, son ardeur – dressé au bord, pour l’écoute – où disparaissent les choses dans leur propre nom : exister n’a que faire des mots – seuls le saisissement, l’élan : exposer le vivant, le déployer, largement l’ouvrir à sa propre mortalité – en confiance – puis sonder la plainte, le vertige écumant, avec juste des cris d’oiseaux, des bleus d’esquilles – sans crainte

équinoxe : à même le mot, des mendiants – trop clairs, trop nus, sans planète, sans alignement :  sur la pierre, de leur cuillère d’os, ils grattent le sel – ils ont le temps :  celui qui de tout son poids exprime les larmes de la pierre – nox, oceano : nuit au centre, d’assaut, de charge – au renversement – veille dans ce bruit une lueur : le visage mort de l’éternité, pour qu’usure se fasse, délitement – poussière et cendre, tout est ramassé, resserré dans les doigts des mendiants – mais leur sel est comme la pierre : sans obéissance – il va, il les traverse – et toujours plus pauvres, les mendiants recommencent : ils grattent le sel – toujours là – tant de mers, à même le mot

horizon, de part et d’autre du corps – sur les bras tendus, le ciel repose

face comme roche claire : tournée, sans fond, au-dedans de soi – pour être là, posée – avec le calme, et le creux du temps pour mon épaule – face libre, la pierre : ce haut regard, ajusté sur l’infini – avec le jour près de la terre, le peu de mousse pour mon front, mon épaule – l’être seul de la pierre, son silence – ni mer, ni oiseaux, ni vent ne l’effleurent, ne laissent trace – ni la voix – cela qui est sans exigence, la pierre – toujours, porté plus loin, l’irréductible de son règne : l’absence – pour le repos, le corps, simplement adossé à sa force – pour un moment – avant que l’île

juste dans la face, dans le bloc, ce nid pour mon front, mon épaule – avec un peu de soleil dedans

visage : celui-ci, celui-là, perdu – dans la pierre, dans les dures limites – chargé d’oubli, il n’arrive plus : le présent s’acharne, immobile – bouche à phonèmes gris, le visage, pour le vent – pour qu’il siffle dans les fissures – avec l’écho, écrasé dans la pierre, embrassant le visage –  au seuil des yeux les oiseaux divisent le néant – à coup d’ailes – démultiplient la menace, la compacité : l’autre, dans la pierre, est sans altérité – nature morte – dans le trou d’eau, mon visage : toutes ces pierres, dans un visage – tous ces refus – sous l’eau, dans le trou – en transparence – non venus au jour – mais au vide – dans la paix de l’île – dissous – dans l’apaisement

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Merci à Michèle Dujardin d’accueillir mon texte L’enfance au toucher sur son site abadôn.fr
Les échanges de blog à blog en vases communicants se nouent chaque premier vendredi du mois.


vingt minutes trajectoire : d’un carnet.[Icaria 3]

Bord  Ter -07h45- un jour  l’automne
continue l’accumuler
la  matière d’œuvre
exige l’écrire.

Pensées confuses de soi à soi:  matin.

De soi à soi
viennent photographies d’hier
l’envers de l’ombre où l’on trouve matin
lumière sur promenade haute
qui longe  le plat la plaine
la hauteur

montre « haute note jaune » tenue:
très peu
ce rien
un bouquet d’arbres
feu l’artifice couleur
au monde
bientôt
structures noires nues
le contrebas
où le brouillard se lève
et reste encore un peu dans l’air  le vent.

Pensées confuses de soi à soi :  matin

On entend parlures, on relève parlures :
« opportunité de négocier » / « tant qu’à faire » / « une bonne porte ouverte »

On ne sait pas quoi note
ça tinte de ce qui se parle là
ici  matin
quelque chose air du temps.

Pensées confuses de soi à soi:  matin.

L’œil
lumière jaune soufre
du jour levant du soleil
derrière un rideau de brouillard
mou
l’œil note.

Derrière vitre ça passe
détruits
décombres incendiés
jardins ouvriers cerclés – fer
des grilles
machines travaux en approche.

Pensées confuses de soi à soi:  matin.

Un homme costume cravate lit
« Shea m’a promis l’enfer »
« Comme si vous y étiez »
titres vrais  doublent pages

On entend parlures on relève parlures:
« du travail à faire »  / « elle est trop » /  « heu! » /   » ‘ffectiv’ment » / « en plus c’est une catégorie B »

Un homme costume cravate lit
« Des locos qui toussent »  « Grippe A H1N1 »
titres  vrais double-page

Derrière vitre
coin du ciel bleu
tout bleu
entre les gris
matin

Pensées confuses de soi à soi:  matin.

Derrière vitre ça passe
brouillard sur casse auto
puis cimetière
le tout le long des voies

Un homme costume cravate lit
première page L’Equipe
« Au coeur de l’histoire »

Laquelle qui se raconte matin
« c’est un jeu de l’oie »
dernière parlure saisie
on descend dans le vent froid

On marche
pensée confuse de soi à soi le matin:
quelle histoire s’est racontée là?


Vases communicants: Aedificavit / Gammaphalbets, et l’inverse.Deux regards sur Cordouan.

 

Il est à présent bien établi que nous avons accordé notre préférence au seul monde actuel, une préférence indéfectible — nous sommes restés dans le flot canalisé des passagers, nous tenions à la main notre ticket pour les trajets du jour, dans la lumière pâle de l’hiver, nous avions dévalé des escaliers, remonté d’autres pentes, mécaniquement articulées, tenu la main courante, comme tous les autres, même sac, même courbure du dos, mêmes épaules un peu fatiguées.

 

Nous attendons au guichet, retenus dernière la ligne jaune tracée à la pointe de nos chaussures dont la semelle bientôt s’ouvrira, nous les regardons pour éviter les yeux des autres, derrière une ligne confidentielle (dont il n’es pas absurde de se demander quel monde secret elle ouvrirait si nous la franchissions), de l’autre côté une vieille femme hésite entre le train de 10h28 et celui de 10h53, courbée de toute sa fatigue sur le guichet, enfin nous avançons d’un pas anxieux, achetons contre espèces trébuchantes, un billet pour un ailleurs, laissons le temps passer sur nous, le train passer sur le paysage, dans lequel ne nous distraira presque rien, le monde extérieur réduit à une image en deux dimensions glisse sur la fenêtre sur laquelle les fronts parfois s’appuient —

Et le départ parfois ….

 

Il est bien établi que nous savons à quelle place nous asseoir. Et que nous reviendrons. Nous sommes munis de tous les numéros, de train, de carte bleue, de wagon, de place. Et disposons maintenant du code qu’il nous fallait.

 

Une fois que nous avons convenu de ces conditions strictes, une fois que le guichetier s’est assuré que nous disposions, sur notre compte bancaire, de la somme nécessaire à l’obtention du billet aller-retour, il a suffi d’attendre, en bougeant le moins possible, en déplaçant le moins possibles les lignes; il y a alors, dans les brumes de l’hiver, un trait vertical dressé sur l’océan, une exclamation, dépassant toutes les vagues et toutes les gerbes d’écume qui l’affrontent depuis des siècles et même tous les courants les plus complexes de l’eau du fleuve mêlée à celle de l’océan, ne l’ont pas déplacé. Une chaussée de pierres si ajustées que rien n’a pu depuis des siècles les disjoindre conduit au phare. La roche s’est couverte d’algues, les algues s’enchevêtrent aux coquilles d’animaux marins, et les odeurs aquatiques et salées que le vent soulève nous parviennent par bouffées. Un escalier s’enroule, souligné d’une corde de chanvre que tiennent des clous de laiton parfaitement brillants, parfaitement alignés, dans le vide indécelé du phare.

 

Alors, au creux de lui, il est possible de regarder l’océan à la verticale de son déferlement.

 

Un court instant, arrêté devant cette fenêtre fermée, cligner des yeux sous la vivacité de la lumière, même en hiver, regarder au travers de notre appareil photo, ce que nous voudrions saisir et qui échappe encore, se projeter dans un monde que nous atteignons par la seule force de notre regard béant. Devant cette fenêtre fermée (pourtant elle indique la possibilité de l’espace), les certitudes se déplacent asympotiquement à cette verticale que nous n’épuisons pas. Une bande de sable dessine à marée basse des circonvolutions, pour nous qui ne disposons pas du chiffre approprié, impénétrables, elle mène notre regard selon ses courbes imprécises. Il serait donc possible que s’ouvre un instant un monde lui-même possible … accessibilité rêvée à cet ailleurs… dans lequel les algues vertes enlaceraient nos chevilles de leurs douceurs lancinantes, dans lequel les embruns viendraient jusqu’à nous et les oiseaux marins parfois reposeraient leur fatigue sur ce rebord, à la verticale du monde…

 

Puis nous repartons prendre le train de 19h23.

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Isabelle Pariente-Butterlin, qui tient le blog Aedificavit écrit à ma place ici, comme je le fais  là-bas.

Le projet et le principe des Vases Communicants sont décrits  ici.

 


Danse

tout prèsL’image d’aujourd’hui, juste cela. Un mur lépreux, des gouttières, une flaque . Les cercles parfaits et mouvants et changeants que sans cesse  font gouttes de pluie. Tout un monde si proche,  si lointaine la voix pour le dire.

/

Un reflet de ciel. On se rapproche, apparaissent des graviers, puis les gravats d’on ne sait quel écroulement sous l’aire claire. L’onde aurait pu être si pure, seule la surface.

/

L’air, le ciel, l’eau, la terre;  aucun n’y manque des éléments médiévaux, tous avaient pris la pose. Le monde d’avant tohu-bohu. Infini vif, infini mort, rien n’y pense.tout près 1

/

Danses-reflets, le mouvement pur. La beauté sans fin ni sens.


Dict du Veilleur

Veilleur eternel éphémèreDes siècles, cela fait des siècles que je veille .

Ignoré de tous.

Nos concepteurs le voulurent ainsi, il fallait n’apparaitre qu’éléments du décor, figures pittoresques ou grotesques, gothiques pour tout dire, bonnes à ébahir les badauds qui passent en contrebas.

On nous avait faits fidèles par-dessus tout à notre tâche, la fin nous en échappait pourtant bien un peu.

Pour tout dire, nous étions issus du mythe, l’improbable rencontre entre Albert le Grand et l’architecte secret, -exista-t-il seulement- Erwin von Steinbach. L’homme du « Ruisseau de pierre ». Cela ne s’invente pas. A eux deux, ils nous chargèrent de veiller aux plus hautes destinées, celles de l’Univers Infini qui nous portait.

On m’avait délégué aux astres, à leurs cycles, de ceux quotidiens jusqu’aux plus extrêmes : tous, ils dépendaient de la vigilance que je saurai donner à mon regard. L’inattention m’était interdite, sous peine des pires cataclysmes stellaires. Lorsque par mégarde je cligne d’un œil, une comète tombe. Je la pleure, les fleuves débordent. Bâle fut ainsi détruite, en 1356. Le tremblement de terre ne fut que l’éternuement de l’un de mes congénères:  par ma faute, il s’était enrhumé.

Nous sommes une myriade, nous devons faire attention.

Je vis passer Goethe, et Hugo, et combien d’autres encore, bien moins considérables;  les puissants du jour qui se rendaient dans les palais en contrebas nous étaient indifférents. Bien trop fluets et ridicules, question d’échelle. On est comme on nait. Genius Albus et Genius Ater; nos maîtres préférèrent nous flanquer de l’Ange Daena(*), allez savoir pourquoi.

Si nous résistons ainsi au temps, c’est que de pierre sommes faits. Celle où nous fûmes façonnés porte étrange nom de Grès. Dans l’autre langue d’ici, cela se dit : « Sandstein », la pierre de sable. Nous sommes du temps, des sabliers coagulés.

Quand ne serons plus que fine poussière,  -notre destin inéluctable est déjà scellé, disparaître !  – alors, qui, mais qui,  pour veiller à l’Harmonie des Sphères , les plus hauts cycles de l’Univers ?

Ma propre disparition m’est indifférente, mais que j’ai de peur pour ceux qui vivront ce temps.

(*) pour les curieux: Giorgio Agamben, « Genius », in Profanations, p.18: qu’on me pardonne l’emprunt.


Lisière

Comme un sentiment de fin du monde, l’angoisse.

La terreur muette de ne savoir qui, en ces lieux anodins, pourrait guetter les passants, les fourvoyer dans les rêts d’on ne sait quel songe. Les lisières furent longtemps terres de centaures, elles troublent toujours.

lisiere-1

Les verticales explosives, les verticales écran, les verticales transes-lucides: les promeneurs, rares en cette heure, passent sans voir ni savoir. Leur cage est ailleurs.

lisiere-2

De pas en pas, certains arbres ne craignent plus trop l’enlèvement, l’horizon plus élevé est de leur erre: aussi prennent-ils  la pose, pour un peintre qui  ne vient pas, des feuilles qui ne poussent pas, des nids qui ne sont pas encore là. Le silence est opaque, un cri figé. La foudre est encore loin. Eux demeurent dans l’attente immobile de ce qui n’est pas.

arbre-artiste-1

Le pays de l’apparence dresse ses donjons derrière des bois déserts, les angles ravisseurs se cachent, on n’aperçoit même plus ce qu’il y a plus loin. Quelque tours se fondent dans les parcelles. On feint d’y avoir élevé des oiseaux, il en est de proie. Un panneau rouge, masqué par la broussaille, ne sait plus ce qu’il dit du danger extrême que l’on court.

failleDe menues lézardes courent, visibles, dans la pierre claire du monde. Fin du sentiment sédentaire. Insidieusement, ce qui porte les pas se fait bien moins sûr, il se pourrait que l’on quitte terre ferme, que les certitudes se fracturent, ou tombent pesantes en poussières insensées.

S’impose le tremblement de l’incertain; la nuit va bien vite tomber, on retient son souffle, pour ne surtout pas faire bouger le rideau.


Dans l’Atelier Bovary / vieille page retrouvée

J’ai longtemps ignoré les œuvres de Flaubert.

Ce ne fut pas faute de rencontres. Dans ce temps là, j’étais en mon adolescence, et les livres me semblaient bien trop épais certains jours. En particulier les « classiques », ces grands monuments terrifiants. D’autres demeuraient des échappées belles, les jours de grand beau temps : ils se faisaient volontiers aux promenades imprévues, discrets et toujours attentionnés dans la rêverie.

Je me souviens d’une dictée : un léger nuage de craie flottait dans l’air, une casquette informe y surnageait, en dépit de traîtres accords à décrypter. Immanquablement, Charbovari fit charivari parmi nous, quoique épelé méticuleusement.

Voilà plus de dix ans aujourd’hui, j’ai choisi de tenir la craie à mon tour, j’enseigne le peu que je sais, dans une petite ville de province. De modernes comices agricoles y effacent peu à peu les traces des humanistes qui la fréquentèrent jadis. Le progrès a su rester irrévocable.

Je me souviens d’un autre été  : dans un trou de verdure où chantait un ruisseau, parmi les derniers alpages, les phrases de Madame Bovary m’étourdirent. Ce fut comme une apparition sous les monts tutélaires. Flaubert quitta le camp des caciques et rejoignit le cercle des compagnons de bonne fortune ; ensemble ils entonnèrent un opéra fabuleux. J’eus la sensation fugace d’entendre en lointain écho leur chœur immémorial.

Je quête les harmoniques du chant, mais on doute parfois la nuit, quand on transcrit.

Ombre, je veux saluer ici ta beauté.


Autoportrait en hurluberlu

« L’anecdote l’anecdote c’est
L’anecdote qui nous tue »
Louis Aragon, Les Poètes

Un petit rien, un matin d’octobre, dont déjà on ne sait plus trop ce qu’il fut. La voiture, on en a tant besoin – croit-on – pour se rendre au travail, la voiture a droit à sa révision. Celle des trente-mille. Faudrait pas plaisanter avec ça. On ne l’a pas encore déposée, la voiture, que déjà on l’appréhende, la facture. Elle sera sévère, c’est sûr.

Il est matin, la lumière est belle, le jour se lève. Sans savoir pourquoi, après un café, noir et serré, on prend l’appareil photo avec soi. On se dit que comme ça, au retour, traverser toute la ville à pied, pour rentrer chez soi, ce sera bien moins désagréable. De toute façon, il traînait là, près de l’entrée, tout prêt, batterie chargée. Tant mieux, dehors, le froid est déjà là. Ça « pince » même un peu. On met le contact, puis l’on se rend aux lisières de la ville, dans les marges rien moins qu’éthérées où nichent et poussent les concessions. Pour mieux encaisser le choc, on écoute France-Musique, très fort.

On coupe le contact, on dépose les clés, on signe d’une main incertaine et craintive l’ordre de réparation; le double, on l’emportera. Pour mieux le méditer. On sort de là un peu rasséréné, du moins pour quelques heures. Bien trop brèves. La navette qui ramène les clients matutinaux, évidemment, il y a beau temps qu’elle est partie.

Il est toujours tôt, la lumière est toujours très belle, et on remonte péniblement à pied, l’odieuse Nationale 4, dans ses derniers kilomètres. Ils s’encombrent, progressivement mais sûrement, de tous ces gens qui y vont, eux, au travail. En voiture. Intérieurement, on sourit. On a beau respirer leurs vapeurs d’échappement, aujourd’hui, on n’y va pas, au turbin. C’est relâche. On a l’art de la fugue que l’on peut.On regarde de tout ses yeux, et pas seulement les autres, avec un sourire mauvais, mais cette lumière, qu’on n’en revient pas de voir ici.

Tant pis, on finit par s’y laisser prendre, après tout, et on quitte le chemin le plus court, le plus efficace. On flâne, on musarde, on prend des clichés. On se laisse emporter. Où ? On n’en sait rien. Mais rien de rien. Les lieux innommables qui là, ce matin, prennent soudain vie, d’habitude, quand on les traverse, on a les yeux comme fermés, on est en voiture, on va travailler et on écoute France-Musique très fort.

Quand on rentre chez soi, trois heures plus tard, on aura parcouru plus du double de la distance « nécessaire et suffisante », on sera bien un peu fatigué, parce qu’on aura aussi tenu à faire un saut au centre, là où la librairie préférée n’était pas encore ouverte. On avait mal retenu l’heure, c’était couru d’avance.

Peu importe, ce qu’on en emporte, c’est une petite centaine d’images; l’écran nous confirme qu’elles sont bel et bien là. On les visionne. Toutes. Certaines, on ira même les faire agrandir.

On se remet à lire. Pour de vrai, pas pour rire. Et non, pas la facture, elle est encore au garage, comme la voiture. Ce sont les Carnets de Notes, de Pierre Bergounioux. On le découvre tardivement, à grands renforts de livres, les siens, et on va chercher des tuyaux sur remue.net . Et on en a grand besoin. Parce que dans quelques semaines, il sera là, chez les amis libraires du Quai des Brumes, au centre-ville. Et au bout de ces quelques jours, moi, qui ne sait rien de rien, je devrai lui donner non la réplique, mais les questions. On appelle cela un entretien. Ce sera un vendredi soir. Il viendra de Paris en train, et moi de Sélestat, où je travaille, en voiture. Il y aura grève ce jour-là. Que de tracas.

Tous les deux, finalement, nous serons très en avance. Francis nous isolera, puis nous oubliera bien un peu, là-bas, au fond de la librairie. Bien calfeutrés, nous y parlerons de Montaigne, beaucoup, de notre métier, un peu. Puis ce sera l’heure. On vient nous chercher. Sans trac pour Pierre, tant pis, cette fois aussi, j’en aurai bien assez pour deux. Cahin-caha d’abord, l’entretien s’est bien déroulé, il n’a rien d’un débutant, Pierre Bergounioux, pas comme moi. Fin de soirée, après un restaurant, nous le raccompagnons à son hôtel. Il s’étonne, Pierre, de la hauteur écrasante de la cathédrale. Et de sa flèche unique. Hugo ne la désignait que comme le « Münster », dans le Rhin. La Cathédrale. Il exagérait bien un peu. Lui avais-je dit cela?

La routine a repris ses droits. Écrasants. Jours, semaines et mois se sont accumulés, enfuis, enfouis. Oubliés. Les tracas eux aussi, c’est toujours ça. Pour mieux leur échapper, un jour de juillet, on lira sur Tiers-Livre que François Bon ouvre un atelier d’écriture. On lui écrit, pour s’y inscrire. Il accepte. On envoie des photos, dont celles d’octobre, mais peu. Il est à New-York, mais il répond. On en renvoie d’autres. Il écrit: « Et un peu d’écriture avec? », et signe F. On panique. Les tracas! On explique que l’écriture s’est bloquée loin, et c’est vrai, on envoie quelques vieilles mauvaises pages, un peu par mauvaise conscience; on feint de ne pas comprendre. On prend son vélo, son appareil photo tout prêt, accumulateur chargé, et c’est tant mieux, parce que dehors, il fait déjà chaud.

On pédale, on s’arrête, on regarde, on photographie. Quand on rentre chez soi, trois heures plus tard, on visionne à l’écran. On voit là un port aux pétroles, un bureau de poste 1900, très stylé, au milieu des darses, des cuves gigantesques dont on ignore jusqu’au nom, des trains de marchandises à l’arrêt, des citernes en procession, une écluse, un pont ferroviaire tournant. On n’avait plus mis les pieds par là depuis l’enfance. Comme un éclat de rire, par-dessus tout cela, on voit surtout qu’il y a le « Münster ».

On comprend soudain qu’à sa manière, depuis des mois, on photographie aussi des radiales-villes. En bon Monsieur Jourdain, on n’en fait rien.

Et maintenant qu’il est tard, qu’on termine à grand’peine ce texte, qu’on va se mettre à le taper, pour le décanter, on compte beaucoup sur François, qu’on ne connait pas, pour nous tirer de ce mauvais pas. Et c’est décidé, pour me faire pardonner, j’enverrai deux ou trois photographies. Aussi.